samedi 24 mai 2008

le cri de la roussette

Cette fable humoristique sur le cri de la roussette (chauve-souris frugivore) sert de prétexte à un inventaire toponymique du village de Tendo (tnedo) en Nouvelle-Calédonie. Elle est en langue Nemi (région de Hienghene). Elle a été recueillie par Remi Pagu Faale de la tribu kavatch, côte est de NC, en 1973.
Roussette, en quête d’un figuier, visite, l’une après l’autre, toutes les demeures de Tendo, qui sont donc énumérées dans l’histoire. C’est en effet l’usage en NC et aux Îles Loyautés que chaque habitation d’un village ait un nom particulier, nom qui peut aussi désigner le propriétaire du lieu.

hingoo-ng
bwek
ye moo seen-javec
ye hyalagi pwe
o ye tnoon tnoon tnoon… hma-e-me tiya koi pwe
o ye tnoon na tiya hma-e-me le sove koi pwe
o ye tnoon tnoon tnoon hma-ra-me sinai koi pwe
o ye tnoon tnoon hma-ra o sima koi pwe
o ye tnoon tnoon tnoon hma-ra le hogec koi pwe
o ye tnoon tnoon tnoon hma-rii pwawada koi pwe
o ye tnoon tnoon hma-en le kare-peec koi pwe
o ye tnoon tnoon hma-ra le wongara koi pwe
o ye tnoon hma-en le ku-paik koi pwe
o ye tnoon tnoon hma-en o hure-nga
ye taxi veli pwe
ye cani ngeli pwe-n cani cani cani… ra cani figi
o ye hwai ngeli doo-n hwai hwai hwai… ra hwai figi
o ye hwai tic vi cenexe-n
hwai tic tic tic hma-ri-n ngeli waa-n
o ye hwai ngeli waa-n hwai hwai hwai… ra hwai figi
ye hwai tic v iwa-kuuxen
ye hwai tic tic tic hma-ri-nga-n vi bale-n o ye hma-ri-n hmwaliido
ye imwaang ta-me ru hmwaliido o ye hwii-ek
o ye knaak ru bwek « kiknaak kiknaak kiknaak »

voici mon histoire :
roussette
elle habite à seen-javec
elle cherche des figues
alors elle court court court à tiya pas de figuier
alors elle court court court monte à sinai pas de figuier
alors elle court court monte à sima pas de figuier
alors elle court court court monte à hogec pas de figuier
alors elle court court court descend à pwawada pas de figuier
alors elle court court jusqu’à kare-peec pas de figuier
alors elle court court jusqu’à hure-nga
elle trouve un figuier
elle mange les fruits mange mange mange… et les mange tous
elle mâche alors les feuilles mâche mâche mâche… et les mâche toutes
elle mâche alors les branches mâche mâche mâche… et les mâche toutes
elle descend alors en mâchant le tronc
descend descend descend tout en le mâchant jusqu’aux racines
elle mâche alors les racines mâche mâche mâche… et les mâche toutes
elle attaque la racine mère
elle descend descend descend en la mâchant jusqu’au bout et tombe sur fourmi noire
fourmi noire lui saute dessus et la pique
et roussette de crier : « kiknaak kiknaak kiknaak »

lundi 19 mai 2008

qui vive de christophe manon 2


Le moment venu seras-tu capable de faire ça, camarade ?
Seras-tu capable d’appuyer sur la gâchette et de tirer ?
Pourras-tu donner la mort sans hésiter ?
Même pour survivre quelques heures, quelques jours peut-être.
Est-ce possible ? Comment en es-tu arrivé là ?
Il faudra bien cependant puisque telle est la situation.
Survivre jusqu’au lendemain. Plus peut-être.
Un sursis pour un être en sursis dans un monde en sursis.
Pourtant n’oublie pas, camarade, la mitraillette est une machine
parfaite pour tuer, mais inutile pour se protéger.
Se protéger de la mort. La sienne ou celle d’un être proche.
Du froid, de la solitude, du désespoir, du non-sens.

T’es-tu jamais demandé à quoi peut ressembler la mort, camarade ?
A-t-elle même une apparence ou n’est-ce qu’un brouillard,
une vapeur, le néant qui s’empare de l’être ?
Voit-on une image, un visage, un masque peut-être,
pareil à ceux des acteurs japonais ou des tragédiens grecs,
autrefois, quand il existait encore des acteurs et des tragédiens ?
Entend-on quelque chose ? Un cri ? Un chant ? Le sifflement
d’un oiseau ? Le cliquetis métallique d’un verrou ?
Que ressent-on à cet instant ? A-t-on peur ? A-t-on froid ?
A-t-on chaud ? Ou bien soudain se sent-on apaisé,
comme lavé de toute crasse, reposé de toute fatigue ?
Est-ce une sensation commune à tous les êtres
ou différente pour chacun ? Saisit-on en un instant,
comme on le dit parfois, de quoi est faite une vie humaine,
ce qui, dans cette vie, est le plus important ?
Revoit-on en accéléré, par flashs, le film des moments,
heureux ou non, qui ont comptés pour nous ? Son approche
sera-t-elle effrayante ? Sera-t-elle pour toi une ennemie
décidée à t’arracher à la terre pour t’entraîner dans la nuit scintillante ?

Bientôt ton tour viendra, camarade, et tu n’y a jamais songé.
Ta ténacité, ton obstination têtue t’ont toujours poussé
de l’avant sans que le doute ne t’effleure jamais.
Mais instinctivement, dans ta brutalité épaisse, pleine de bon sens,
tu n’ignores pas que cela ne sert à rien de penser
à la mort, car aussi préparé qu’on soit, elle se présente
à chacun de façon inédite. Simple. Limpide. Évidente.
Comme la trajectoire d’une balle qui touche au cœur sa cible.



Dans l’enchevêtrement tu es maintenant incapable de distinguer
les pattes des serres et des griffes tournoyantes,
les serres et les griffes tournoyantes des pattes,
les griffes tournoyantes serres pattes des explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille,
les griffes tournoyantes serres pattes explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille de tes branchies babines crocs ventre à toi
dans l’instant de sang gélatine viande provisoirement nommé
combat. N’ayant pour les coups contre ta propre substance
nul autre baromètre que la douleur ou plutôt
la montée soudaine de douleurs multiples et ininterrompues.
Dans cet anéantissement continuel sans cesse
réduit à tes éléments les plus petits et te rassemblant sans cesse
à partir de ces débris dans une reconstruction continuelle.
Te voilà maintenant bien plus grand qu’un homme,
et il te semble que tu es toi-même le danger, camarade,
et à l’intérieur de ce danger, tu es le noyau.



Maintenant tu as mal, camarade, d’une douleur sans âge,
celle qui parcourt à gros bouillons de sang
la longue histoire de l’humanité. Maintenant
tu voudrais cesser d’entendre et de voir,
te transformer en plante ou mieux encore en pierre,
incapable d’un cri ou d’un geste, et tu voudrais sombrer
dans un long sommeil qui n’arrive pas.

Maintenant tu as mal, camarade.
Tu agonises ou tu es déjà mort. Peu importe.
Tu fermes les yeux et te recroquevilles en position fœtale.
Tu voudrais simplement rejoindre ton terrier natal,
te coucher dans ta ruche tout confort pour une longue nuit
sans rêve. Désireux maintenant de dormir en paix.

Tu ignores qui tu es, où tu es, et ce que tu fais, camarade.
Tu ignores si tu te trouves au centre ou à la périphérie de la mort.
Et quelle importance d’ailleurs ? Lèvres clauses, tu cherches.
Tu cherches des mots, mais dans quelle langue
et pour communiquer avec qui ?
Les yeux écarquillés comme un animal
sauvage surpris dans sa fuite, tu protestes.
Tu ne comprends pas et tu protestes.

Ne t’en fais pas, camarade. Dans ce monde mourir
n’est pas difficile. Vivre l’est beaucoup plus.
Vivre n’a de sens que relié aux nombreux cercles
de l’espace noir. Ne t’en fais pas. Ta mort était
déjà ancienne quand ta vie commença.
Mais est-ce mourir cette incompréhension,
cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ?
Tu fermes les yeux, camarade.
Tu fermes les yeux et tu vois maintenant.
De ton lointain passé surgissent des souvenirs
que tu croyais disparus à jamais :


travail en cours & à suivre

mardi 13 mai 2008

boyz of skandalz

le journal d'antoine brea

Sur Louis-François Delisse et sur sa cavale en Afrique


on trait la poudre
depuis ce matin.
nous bondissons, moi,
je saute par-dessus les balles.


+

j'ai pour obligation professionnelle de fréquenter souvent les hôtels de police. j'y rencontre, pour gagner mon pain, des rouleurs et des chourineurs avec un sourire en épingle, des stupéfiés aux poignets trop menus pour tenir les bracelets avec lesquels on les accroche, des réfugiés remontés par la seine en barque, des brésiliens qui font la pute, des proxénètes à grands souliers, des braquo qui transpirent en passe-montagne. il m'arrive de croiser aussi un procureur au visage passé au formol, des baveux en collerette qui rafraîchissent les faces de leur salive, des victimes la mousse aux lèvres qui crient partout "la mort !", et parfois même un juge du siège que l'on promène en lui parlant avec des cuirs. on peut me croire, tout ce monde-là ne sent pas bon, et les décors sont plutôt moites. les limiers en armes qui nous regardent ne sont pas aimables.

je raconte ça pour qu'on comprenne, parce qu'à force de tremper dans une eau, il est de règle qu'on s'en imbibe. et l'on prend vite aux habitants leurs us et leurs automatismes. pour moi, je dois reconnaître qu'avec le temps, je suis devenu plus méfiant qu'un cogne à barbès. j'ai acquis le tempérament salement matraque.

là-dessus, je déclare sans tergiverser que j'ai tout de suite senti que louis-françois delisse est un type pas clair. d'ailleurs, il n'y a pas à chercher loin, tout sort tout seul et sans qu'on force de sa bouche. delisse se dit fier d'être né et d'avoir poussé comme une herbe dans un "hameau de douaniers et fraudeurs" du nom de "gibraltar"... près de roubaix. il détaille par le menu ses crimes d'enfant et comment dès tout jeune, il empruntait plusieurs identités pour circonvenir les filles et mener d'autres et plus coupables entreprises. delisse s'esclaffe encore d'avoir fait du scandale en ville à quatorze ans et de s'être affiché sans honte dans les cafés à la table de repris de justice.

mais c'est "delisse l'africain" - c'est le nom de pègre qu'il a fini par s'attraper - qui est le vrai suspect. en 1954, delisse se vante d'avoir mis les bouts pour le continent noir afin de s'affranchir du rappel à l'armée qui lui pendait au cou et qu'il savait devoir, au regard de son passé chargé, effectuer en "disciplinaire". là, au beau milieu des guerres et des trafics coloniaux, il serait resté sept ans à se mirer doucement dans l'eau des fleuves, à observer se barbeler les arbres, à entendre chantonner les femmes et le bêlement des chèvres. là, il aurait enseigné aux enfants une langue honnête, il aurait vécu hors du temps une vie presque de saint, il serait bientôt devenu propre et simplement poète...

+

on ne s'étonnera guère, vu ses antécédents à la mesrine, que j'émette des réserves sur les activités réelles de delisse au niger. de loin en loin, je m'interroge aussi sur l'origine d'un livre qui porte son nom et que je viens de lire.

j'ai pour bonheur de tenir dans mes mains un choix de poésies amoureuses des touaregs, poésies "compulsées" et seulement "traduites", paraît-il, par delisse.

à leur sujet, delisse évoque un mystérieux prêtre, le père charles de foucauld, ermite vivant dans le hoggar entre les années 1900 et 1917. un prêtre coureur des déserts, qui aurait rassemblé en notes scrupuleuses les poésies d'amour que le peuple touareg s'échangeait le soir dans les tentes, au cours de l'ahâl, sous le violon des filles.

celui-ci, le violon à l’œil sec,
le très-haut lui donne protection !
pour que, s’il chante, les hommes
se taisent, en rattachant le voile
sur leur visage.

durant son exil, delisse aurait eu l'heur de découvrir, dans les gisements d'archives de la bibliothèque de l'institut français d'afrique noire de niamey, les notes patiemment recueillies par le père de foucauld. il déclare n'avoir fait que donner suite, par une traduction sans ajout, une reproduction en français mot à mot, au travail du vieux prêtre, à qui revient l'honneur d'avoir fait la lumière sur l'une des poésies orales les plus vives, les plus vertes et les plus érotiques.

une source amie bien informée me jure que toute l'histoire est vraie, que delisse n'a rien inventé, qu'à l'aide de quelques interprètes, il s'est borné à être le froid transcripteur des feuilles d'un missionnaire saisi d'émotion pure devant la poésie d'un peuple qu'il avait vu d'abord comme le ramassis des "moins civilisés des hommes".

pour moi, je ne serai pas la dupe de ce conte. et je dis que delisse, dans toute sa cavale en afrique, n'a pas passé une heure dans une bibliothèque, mais qu'il a sûrement coulé sept ans de vraie vie à réciter lui-même des charmes sous les tentes des belles touaregs, à écouter le chant de leurs violons, à arpenter le désert en tous sens à la recherche d'eau et de marchands à dépouiller de riches tuniques indigo de kano, à envoyer des balles d'argent dans le coeur des français et des arabes qui croient pouvoir manger l'espace comme le désert.

c'est sûr, ce sont ses propres aventures que delisse a livrées ici pieds et poings liés.

eh ! tabarot', chemnou, téhîouat',
bouhnan' à la blancheur de fromage
et moumaghbèd', si celle-ci a saisi
la baguette du tambour, ma poitrine
sera prise d'ardeur pour le combat.
je me souviendrai des jours de tabezzat'
lorsque nous sommes montés sur les crêtes
au son de la flûte, tandis que les lâches
se couchaient sur leur ventre, assoupis
sous la colline, cachés par leurs chameaux.
nous avons frappé une danse de nègres
sur nos boucliers, nous avons crié à
akhnoukhen' : "approche, meure ta mère !
ma créance payée, par allah, enfuis-toi
jusqu'à l'ajjer de l'orient !"

ce sont ses propres chants de combat qu'il rechante, en souvenir des trois chèches et du long fusil scintillant dont ses amis de razzia jadis l'ont comblé.

les arabes, donnez-leur
de l'intérieur de votre coeur !
brisez-les menu
avec la poudre à fusil fine.
puis revenez à cette tente
qu'a montée diaï
près de cette pierre d'élias.

c'est le deuil de sa propre dépouille touareg dans les bandelettes qu'il pleure en amoureuse.

eh toi, mon cousin germain, mon bien-aimé !
il y a longtemps que je craignais une séparation
d'avec toi. ils sont revenus, ils ont dit
que tu es mort là-bas !
je suis montée à la colline isolée où est mon lieu
de sépulture, j'en ai levé les pierres,
j'ai mis mon coeur dans une tombe.
ton odeur, je la sens entre mes mamelles,
elle jette le feu dans mes os.

c'est louis-françois delisse qui a écrit ce livre, j'en mettrais ma main à couper. je parie un blanc méhari.



Note du responsable de re-pon-nou: j'ai lu ce texte sur le blog d'antoine brea qui m'a autorisé à le reproduire ici. Bien sûr je ne partage pas son avis.

à écouter!

Une émission de France Culture consacrée à Jérôme Rothenberg et Ivar Ch'Vavar.

vendredi 9 mai 2008

kminchmint 2

Dans le sillage du travail de Jérôme Rothenberg avec Les Techniciens du sacré, Ivar Ch'Vavar nous livre le second (et dernier) numéro de KMINCHMINT, revue de la Grande Picardie Mentale.
Kminchmint signifie commencement en picard.
Ambition considérable dès lors pour cette revue photocopiée de 68 pages au format A4 paysage que de vouloir initier la poésie, voire de la réinitialiser.

Quelques pistes qui méritent attention:
1. Pour (re)commencer quoi que ce soit, il faut se décentrer. Nietzsche le disait déjà dans Par-delà bien et mal: Je vais là où je ne suis pas chez moi, Rothenberg en faisait son objectif dans l'ouvrage déjà cité: conquérir un nouvel imaginaire en fuyant l'Occident, Michael McClure préconisant pour cela "un retour massif de l'intuitif et de l'instinct". C'est ce que tente cette revue par rapport à la langue française en explorant les possibilités créatrices de la langue picarde, "patois" déconsidéré par beaucoup, relégué au rayon folklore et vieilleries. Ainsi lira-t-on un sonnet de Shakespeare traduit en picard de même que le texte Rue du Trou-au-loup appartenant à la culture berckoise est traduit dans de multiples langues. Peuples oubliés ou méprisés, dialectes, mais aussi fous, gens de peu, égarés et autres mystiques comme nouveaux points de départ, voilà qui n'est pas nouveau. Il y a des antécédents. Il y aura bien un prof pour nous le rappeler. Encore faut-il se retrousser les manches et éprouver pleinement les conséquences d'une telle entreprise. Encore faut-il la vivre comme une expérience totale, comme une aventure où l'on a beaucoup à perdre et rien à gagner.
2. La poésie ne peut (re)commencer que si elle (re)trouve le rythme des origines. Au commencement était le tempo. D'où un travail considérable sur le vers, initié il y a déjà quelques années, par Ch'Vavar, Suel, Albarracin, Batsal, Barbet, Delisse, etc. et qui commence à être remarqué: le vers justifié (nombre de signes prédéfini), le vers arithmonyme (nombre de mots prédéfini) et ici un nouveau type de vers hybride du premier et du second mis au point par Ch'Vavar: trois tritostiches (vers de 22 mots divisés en 3 parties "glissant" de gauche à droite). Ce travail rythmique s'ancre de plus en plus nettement dans une perspective chamanique. Le rythme du poème, c'est sa fluidité, seule capable de capter l'énergie présente. Le cadre chamanique permet et permettra de poser "tous ces transformateurs d'énergie pour que le courant passe enfin" écrit Alix Tassememouille au sujet de la plaquette (supplément à la revue) À la barde de Jules Verne d'Ivar Ch'Vavar.
3. Tout commencement implique une fin. Déjà celle de la revue qui s'arrête après son deuxième numéro (on lira les notes explicatives à ce sujet). Mais aussi et surtout fin d'une certaine idée de la poésie, bienséante, officielle, contre laquelle il faut se poser, se construire car elle nous éloigne sans cesse de l'essentiel. Contre bien sûr la poésie ornementation, supplément d'âme, la "belle poésie" mais aussi contre le bavardage inutile, le ludisme verbal inepte. En finir avec tout ça, c'est tenter de (re)commencer effectivement la poésie, loin d'elle-même, au plus près d'elle même.
Voilà quelques pistes seulement suggérées.
RE-PON-NOU les emprunte avec enthousiasme et le revendique haut et fort.

Kminchmint n°1 & 2 et leurs suppléments: 23 €
chèque à l'ordre de:
Pierre Ivart
185, rue Gaulthier de Rumilly 80000 Amiens

passages


Voilà la dernière livraison de la revue PASSAGES (sous-titrée d'un seul tenant tousnosjourssontunpoème) animée par Christian Déquesnes. Collages, parasitage de textes, poèmes, le tout dans un joyeux fouillis néo punk-grunge comme on l'aime. On peut y lire Charles Pennequin, Bernard Barbet, Cécile Richard, Antoine Dufeu, Pascale Parent, Pascal Lenoir, Claire Ceira, Christophe Manon, moi-même of course, quelques autres aussi et deux ou trois avatars de Déquesnes (qui vient de lancer son blog ffwl).

Abonnement: 25 €
par chèque à l'ordre de:
Christian Déquesnes
15, rue du général Delestraint 59230 Saint Amand-les-Eaux

mardi 6 mai 2008

qui vive de christophe manon

[…]
*

Le jour est en sueur. Les peupliers ont des relents
d’angoisse et quelque part dans la forêt danse le chêne ivre.
Devant le malheur les montagnes se courbent
et les grands fleuves cessent de couler
et s’assombrit la rive ouverte à l’herbe touffue.
La Terre s’est plissée ici et là.
La Terre s’est plissée une fois, deux fois,
trois fois, et s’est ouverte au milieu.
La Terre est couverte de boue et de sang et maintenant
elle tremble. Maintenant les morts enterrent
les vivants et les vivants sont comme les morts.

L’univers tombe en miettes.
Des os compacts recouvrent la surface des globes.
Une ombre immense s’étend sur le monde.
Pas même les oiseaux ne savent où ils vont.
Ici ils ne s’égaillent pas comme tous les oiseaux,
ne se découpent pas en nuées libres.
Ici les oiseaux se suivent à la queue leu leu, tristes,
accablés, soumis, comme entre deux rangées de flics.
Voici le cri d’un nuage noir qui cercle les arbres morts.
Voici les francs-tireurs tous scalpés trois fois et trois fois.
Voici venu le temps où ne peut sourire
que le cadavre, le cadavre heureux de son repos.

*

Maintenant, tu affûtes griffes et crocs, camarade.
Tu lisses ton poil afin de le rendre plus soyeux
et tu commences le rite magique
en traçant deux larges cercles sur le sol,
l’un à l’intérieur de l’autre. Entre les deux,
tu inscrits des signes que toi seul sait déchiffrer.
Alors tu te places au centre et te mets à danser
en tournoyant sur toi-même de plus en plus
rapidement. Puis tu murmures des imprécations
dont tu ignores le sens et la finalité :

Tirål taïlí ra-a-a-hè
Aou, aou, chikharda kåvda !
Chivda, vnoza, mitta, minogam,
Kalandi, indi, iakoutachma bitas,
Okoutømi mi nouffan, zidimä

Ensuite, tu te recouvres jusqu’aux yeux de fumier,
d’ordures et de fientes, pour que l’éclat des coups
de feu ne t’aveugle pas, pour que les balles
ne fassent pas de nouveaux courants d’air
dans ta silhouette improbable. Enfin, tu regardes
droit devant toi dans la direction que tu as décidé
de suivre coûte que coûte et tu te mets en route :

*

Dans l’obscurité, tu ne distingues rien, camarade.
Tu avances avec une difficulté toujours croissante.
Atmosphère irrespirable et poisseuse. Humidité pourrie.
Ici tout est moite. Suffocations. Halètements. Sueur.
Vent chaud et humide qui colle à la.
Ici les objets répandent une odeur nauséabonde.
Les êtres aussi. Surtout les êtres.

Silencieux, muscles tendus, tu rampes entre
des flaques d’eau stagnante, des tôles ondulées, des briques brisées, des barils de plastiques, des cartons détrempés, des mares de boue bleu sombre, des débris de vaisselle, des planches pourries, des morceaux de polyester, des pelures de pommes de terre, des éclats d’os délavés, des déjections et ordures de tous ordres,
tu rampes en repoussant la nuit devant toi.
Tes pensées se désagrègent peu à peu sous la chaleur,
dans le silence sans fin d’un monde en train de s’achever.
Tu es épuisé, camarade, mais au point où tu en es,
tu ne peux plus reculer. Il faut encore ramper
et ramper encore. L’esprit terrassé par.
Terrassé par la fatigue et l’angoisse, l’esprit.

Ramper et ramper encore à travers
l’abrutissant vent chaud qui semble souffler
de tous côtés et fait bouger les bâtiments comme des serpents.
Ramper sur le sol agité d’un tremblement régulier.
Allant seul de l’avant et y allant avec détermination
malgré la frousse et les membres meurtris.
A perte de vue : d’immenses étendues d’arbres carbonisés.
A perte de vue : des immeubles en ruine, des routes défoncées.
A perte de vue : des champs de squelettes et des carcasses
de véhicules constellés d’impacts de balles. Impression.
Impression que la terre va céder sous ton poids, qu’elle vient
à ta rencontre et t’attire par un mouvement de succion.

*

Vers quoi te diriges-tu ainsi dans cette nuit
obscure au-delà de l’obscur, camarade ?
Vers quelle lutte incertaine et sans espoir ?
Tu l’ignores et cependant tu avances vers
un destin qui n’est peut-être pas le tien.
Dans ta progression tu croises des créatures
qui semblent sorties d’un cauchemar,
toutes plus repoussantes les unes que les autres.
Elles ondulent ou se dressent sur leurs pattes
arrière en poussant de sourds gémissements
comme des appels désespérés aux vents,
à la lune, au vide de l’espace infini.
Sont-elles venues d’un autre continent,
d’une planète lointaine, d’un monde au-delà
de la mort, d’un lieu plus fangeux que la fange ?
Sont-elles surgies d’anciens rêves
qui empiètent sur le monde à l’état de veille ?
Tu l’ignores et cependant tu avances, camarade.

*

Le moment venu seras-tu capable de faire ça, camarade ?
Seras-tu capable d’appuyer sur la gâchette et de tirer ?
Pourras-tu donner la mort sans hésiter ?
Même pour survivre quelques heures, quelques jours peut-être.
Est-ce possible ? Comment en es-tu arrivé là ?
Il faudra bien cependant puisque telle est la situation.
Survivre jusqu’au lendemain. Plus peut-être.
Un sursis pour un être en sursis dans un monde en sursis.
Pourtant n’oublie pas, camarade, la mitraillette est une machine
parfaite pour tuer, mais inutile pour se protéger.
Se protéger de la mort. La sienne ou celle d’un être proche.
Du froid, de la solitude, du désespoir, du non-sens.

T’es-tu jamais demandé à quoi peut ressembler la mort, camarade ?
A-t-elle même une apparence ou n’est-ce qu’un brouillard,
une vapeur, le néant qui s’empare de l’être ?
Voit-on une image, un visage, un masque peut-être,
pareil à ceux des acteurs japonais ou des tragédiens grecs,
autrefois, quand il existait encore des acteurs et des tragédiens ?
Entend-on quelque chose ? Un cri ? Un chant ? Le sifflement
d’un oiseau ? Le cliquetis métallique d’un verrou ?
Que ressent-on à cet instant ? A-t-on peur ? A-t-on froid ?
A-t-on chaud ? Ou bien soudain se sent-on apaisé,
comme lavé de toute crasse, reposé de toute fatigue ?
Est-ce une sensation commune à tous les êtres
ou différente pour chacun ? Saisit-on en un instant,
comme on le dit parfois, de quoi est faite une vie humaine,
ce qui, dans cette vie, est le plus important ?
Revoit-on en accéléré, par flashs, le film des moments,
heureux ou non, qui ont comptés pour nous ? Son approche
sera-t-elle effrayante ? Sera-t-elle pour toi une ennemie
décidée à t’arracher à la terre pour t’entraîner dans la nuit scintillante ?

Bientôt ton tour viendra, camarade, et tu n’y a jamais songé.
Ta ténacité, ton obstination têtue t’ont toujours poussé
de l’avant sans que le doute ne t’effleure jamais.
Mais instinctivement, dans ta brutalité épaisse, pleine de bon sens,
tu n’ignores pas que cela ne sert à rien de penser
à la mort, car aussi préparé qu’on soit, elle se présente
à chacun de façon inédite. Simple. Limpide. Évidente.
Comme la trajectoire d’une balle qui touche au cœur sa cible.

*

Dans l’enchevêtrement tu es maintenant incapable de distinguer
les pattes des serres et des griffes tournoyantes,
les serres et les griffes tournoyantes des pattes,
les griffes tournoyantes serres pattes des explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille,
les griffes tournoyantes serres pattes explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille de tes branchies babines crocs ventre à toi
dans l’instant de sang gélatine viande provisoirement nommé
combat. N’ayant pour les coups contre ta propre substance
nul autre baromètre que la douleur ou plutôt
la montée soudaine de douleurs multiples et ininterrompues.
Dans cet anéantissement continuel sans cesse
réduit à tes éléments les plus petits et te rassemblant sans cesse
à partir de ces débris dans une reconstruction continuelle.
Te voilà maintenant bien plus grand qu’un homme,
et il te semble que tu es toi-même le danger, camarade,
et à l’intérieur de ce danger, tu es le noyau.

*

Maintenant tu as mal, camarade, d’une douleur sans âge,
celle qui parcourt à gros bouillons de sang
la longue histoire de l’humanité. Maintenant
tu voudrais cesser d’entendre et de voir,
te transformer en plante ou mieux encore en pierre,
incapable d’un cri ou d’un geste, et tu voudrais sombrer
dans un long sommeil qui n’arrive pas.

Maintenant tu as mal, camarade.
Tu agonises ou tu es déjà mort. Peu importe.
Tu fermes les yeux et te recroquevilles en position fœtale.
Tu voudrais simplement rejoindre ton terrier natal,
te coucher dans ta ruche tout confort pour une longue nuit
sans rêve. Désireux maintenant de dormir en paix.

Tu ignores qui tu es, où tu es, et ce que tu fais, camarade.
Tu ignores si tu te trouves au centre ou à la périphérie de la mort.
Et quelle importance d’ailleurs ? Lèvres clauses, tu cherches.
Tu cherches des mots, mais dans quelle langue
et pour communiquer avec qui ?
Les yeux écarquillés comme un animal
sauvage surpris dans sa fuite, tu protestes.
Tu ne comprends pas et tu protestes.

Ne t’en fais pas, camarade. Dans ce monde mourir
n’est pas difficile. Vivre l’est beaucoup plus.
Vivre n’a de sens que relié aux nombreux cercles
de l’espace noir. Ne t’en fais pas. Ta mort était
déjà ancienne quand ta vie commença.
Mais est-ce mourir cette incompréhension,
cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ?
Tu fermes les yeux, camarade.
Tu fermes les yeux et tu vois maintenant.
De ton lointain passé surgissent des souvenirs
que tu croyais disparus à jamais :

Mais est-ce mourir cette incompréhension,
cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ?
Tu fermes les yeux, camarade.
Tu fermes les yeux et tu vois maintenant.
De ton lointain passé surgissent des souvenirs
que tu croyais disparus à jamais :

*

L’océan. Le ressac des vagues sur la grève.
L’écume en rythme irrégulier caresse les rochers.
Les bruits du monde viennent mourir sur ce rivage battu
par un vent légèrement iodé et chargé d’humidité.
Le soleil trône majestueux dans un ciel qu’aucun nuage
ne trouble et pose des reflets argentés sur l’étendue liquide.
Dans les colonnes d’air chaud qui montent de la surface de l’eau
les oiseaux planent en larges spirales ascensionnelles.

Ses longs cheveux noirs fouettés par le vent
frôlent tes lèvres, camarade. C’est une caresse
très belle et très douce. Son regard se perd
sur l’immensité de la mer. Tu observes
avec avidité son visage fin aux yeux sombres
et profonds, légèrement en forme d’amandes,
qui lui donnent un petit air asiatique. Tu l’observes
intensément. Aussi intensément que possible.

La mort rôde entre vous, indistincte et sournoise,
sans savoir encore quelle forme adopter ni lequel
de vous deux frapper en premier lieu. Tu voudrais
imprimer à tout jamais cette image dans ton esprit,
camarade. Faire une photo, à cet instant précis,
serait mal venu, une faute de mauvais goût.
C’est cependant ce qu’il te faudrait car tu ne fais
aucune confiance en ta mémoire toujours défaillante
et tu redoutes que disparaisse à jamais
le souvenir de cette précieuse minute.

Elle n’ignore pas combien tu l’aimes, camarade, combien
tu penses à elle dans tes nuits d’errance à travers les rues
délabrées des cités, combien tu rêves d’elle dans tes rares
moments de repos. Elle n’ignore pas que tu ne veux rien
oublier des instants qui vous ont réunis, que tu ne veux rien
perdre de ses baisers, de ses caresses, de son rire
moqueur, ni de ses longs silences qui te plongeaient
dans un profond désarroi. Votre histoire fut brève et violente
et vous vous êtes déchirés avec une sauvagerie de bêtes
féroces et cependant votre amour demeure infini et éternel.

Mais elle : tout à fait en dehors et ailleurs, lointaine,
sur le départ déjà, elle observe le ressac des vagues
avec la majesté distante des carnivores
qui semblent s’absenter soudain dans une méditation
douloureuse et immobile. Tu voudrais dire quelque chose,
camarade, lui adresser des paroles réconfortantes,
ébaucher un sourire, mais rien ne. Non rien.
Ton esprit est aussi vide que le ciel sans nuage. Aussi vide que.
Vous demeurez murés l’un et l’autre dans votre solitude.
Elle surtout. Surtout elle.
Seul le clapotis de l’eau sur les galets dresse un pont
invisible entre vous. Lien ténu qui s’effrite peu à peu.
Pourtant, une immense vague d’amour te submerge
à l’instant où le soleil disparaît derrière l’horizon.

Ses yeux ont embrasé ton cœur, camarade,
et toujours il battra au rythme de ses cils comme
lorsque dans vos étreintes tendrement furieuses ton regard
se noyait dans le sien. Tu sais maintenant qu’il n’y a pas
d’amour sans peines et que le bonheur a la saveur
brûlante de ses lèvres posées sur les tiennes.
Tu sais maintenant que votre amour est impossible
et qu’il n’en restera que des éclats de douleur
qui ne cesseront de t’infliger de nouvelles blessures, même
lorsque le temps aura cessé et que son souvenir ne sera plus
qu’une vieille image racornie et jaunie,
à peine lisible. Un simple mirage. Un reflet.
Alors l’absence pèsera, douloureuse et grise.
Tu le sais. Tu ne la reverra plus, camarade, et jamais plus
vos lèvres ne s’uniront. Jamais plus vos corps ne passeront
l’un sur l’autre. Jamais plus sa main ne cherchera
la tienne ni son regard ne croisera le tien.
Jamais plus vous ne. Plus jamais.
Tu as maintenant l’impression d’être infiniment ancien,
inhumainement vieux, parvenu au bord extrême de la vie,
et dans ce moment de profonde détresse savoir
qu’elle existe ne t’aide pas à trouver le monde moins laid.

Ton cœur est un tambour sans maître, camarade.
Ton cœur est un vaste cimetière, un espace de décombres
et de ruines où des ombres fantomatiques errent
en silence dans le silence. Alors te revient à l’esprit
le temps lointain où la guerre civile et le souffle
de la révolution mondiale n’avaient pas encore élevé
ce mur invisible et pourtant infranchissable entre
vos deux corps. Puis tout s’affaisse à nouveau
dans le présent très sombre.

[…]